Justice prédictive versus justice potentielle.
La justice prédictive se rattache à une théorie réaliste du droit où tout est fait, tout est au même niveau : le passé d’un juge, la position majoritaire des autres juges, la décision de première instance et celle de la Cour de cassation. La règle issue de la loi ou l’information donnée dans une circulaire ou une recommandation ont la même valeur. La justice prédictive suppose que l’on peut transformer les faits d’une affaire en données utilisables pour un calcul de prédictibilité.
Quand on rentre dans le détail de ce qu’est la justice prédictive on s’aperçoit que le droit fait sa réapparition et résiste. Ainsi, il ne suffit pas de connaître les chances de succès d’un contentieux qu’un dirigeant révoqué souhaiterait engager, il faut savoir si les conditions étant réunies on a des chances d’obtenir la nullité de la révocation ou des dommages et intérêts et de quel montant. Il faut donc préciser si les conditions sont réunies pour avoir une prédiction fiable. Il faut aussi pouvoir décrypter les décisions de justice pour les rendre utilisables d’un point de vue prédictif et éventuellement mettre en place une hiérarchie entre les décisions de la Cour de cassation et les autres jugements. Faut-il d’ailleurs éliminer dans le calcul de probabilité les jugements de première instance après un revirement de la Cour de cassation qui ne suivent pas ce revirement, se demande B Dondero ? (art. Dalloz).
Le débat sur la justice prédictive nous incite donc à affiner la distinction entre le fait et le droit tout en approfondissant la méthode judiciaire. On peut aujourd’hui imaginer un « smartprocès » répondant aux principes directeurs et aux principes fondamentaux de la procédure qui soit auto-exécutable et évolutif. Pour le mettre en place, il faudrait distinguer, me semble-t-il, huit étapes dans le raisonnement judiciaire et non pas seulement un processus d’application d’une proposition mineure à une majeure, les faits à la règle de droit dans le syllogisme classique, que l’on croyait mécaniste alors que la méthode du droit est plus approximative.
Il s’agit de l’allégation des faits, de la preuve, de la qualification, de l’interprétation, de l’évaluation, de l’exécution, de la médiation, et du fait que ce raisonnement doit souvent être mené plusieurs fois, ce que l’on peut appeler un principe de décantation. Ce processus de décantation comprend le raisonnement du demandeur, la réponse du défendeur, la procédure d’appel qui affine un peu plus l’affaire et même le pourvoi portant sur la pointe de la question de droit devant la Cour de cassation. A chaque étape, on a recours à une raison qui ne s’appuie pas seulement sur la logique formelle mais qui est aussi émotionnelle en impliquant des effets rhétoriques, des intuitions et une prise en compte des personnes en présence. On ne peut pas prédire ce qu’il en sera de la marge de manœuvre du juge lorsque la justice prédictive sera totalement en place mais on peut repérer où elle aura lieu dans les différentes étapes du raisonnement judiciaire.
Il faut, en droit, concevoir la technique qui est issue d’une raison souvent mathématique et scientifique selon un angle relationnel et émotionnel. Cela implique le débat, l’argumentation, le contradictoire, l’égalité des armes, la rhétorique qui peut toucher émotionnellement le juge, etc.
Or, tout ce raisonnement judiciaire a lieu dans un lien procédural d’instance, d’expertise, de protection (la procédure gracieuse et les procédures d’exécution) ou de médiation. On parle aussi de relation numérique dans la loi dite Justice du 21° siècle (18 nov. 2016, art. 3) pour les relations sur Internet ou Intranet entre justiciables et professionnels de la justice.
On peut préférer le potentiel au prédictif (toujours un peu inexact comme le sont très souvent les prévisions météorologiques). Il faut sans doute comprendre l’usage des nouvelles technologies en droit comme une nouvelle forme juridique, empruntant à l’oral et à l’écrit et ayant des spécificités notamment celle d’entrainer une certaine fragmentation du droit et d’améliorer sa prévisibilité (davantage que sa prédiction toujours incertaine).
Il faut donc répondre au prédictif par le potentiel de telle sorte que l’aléa judiciaire ne disparaisse pas pour sa meilleure part, celle de la créativité juridique. Un litige n’est pas une pathologie de la société, c’est une chance de parvenir à transformer les rapports juridiques. La justice de demain sera inhumaine si elle est mécaniquement prédictive, elle restera humaine (et donc aussi faillible) si elle emploie les nouvelles technologies pour augmenter ses potentialités et affiner les relations de droit entre les justiciables et les gens de justice au moyen d’une intelligence analytique, imaginative, émotionnelle et relationnelle.
H. Croze, La factualisation du droit, JCP 2017, 101.
B. Dondero, Justice prédictive : la fin de l’aléa judiciaire, Dalloz, 2017, 532 ; v. aussi son blog.
A. Garapon, Les enjeux de la justice prédictive, JCP 2017, 31.
E. Jeuland, Justice prédictive: de la factualisation au droit potentiel, Revue pratique de la prospective et de l’innovation, Justice- Droit- Société, LexisNexis, oct. 2017, n°2, dossier n°9, p.15.
voir Cabâzor