Dévaluation
Par Jean-Baptiste Jacob (et un ajout d’E. Jeuland, exemple 4)
DEFINITION :
La contrainte de la dévaluation entend compléter la contrainte de la valeur[1]. Elle part de l’idée, précédemment évoquée, que toute valeur sur laquelle ouvre une évaluation s’exprime sur une échelle de degrés dont les deux extrémités traduisent sa logique polaire[2]. Cette idée autorise à penser que pour toute valeur positive, il existe une valeur négative qui s’y oppose, de la même façon, par exemple, que le mal s’oppose au bien, que le bonheur s’oppose au malheur, ou encore que le légal s’oppose à l’illégal.
On a pu déduire de ce constat, le fait – essentiel pour une théorie des valeurs – que tout jugement de valeur impliquant une évaluation suppose simultanément une dévaluation. Carl Schmitt écrivait ainsi, dans un opuscule intitulé La tyrannie de la valeur que « personne ne peut porter un jugement de valeur sans dévaloriser […], quiconque pose des valeurs s’est par là même démarqué de non-valeurs »[3]. Le théoricien allemand dénonçait ainsi le danger sous-jacent à toute pensée de la valeur, qui résidait selon lui dans la vigueur, au cœur de l’opération d’évaluation, de l’impératif : « autorisation d’éliminer les non-valeurs ». Dans ce schéma, toute valeur qui implique pourtant une « non-valeur » tend à nier cette « non-valeur » et à l’éliminer.
Il importe de vérifier ce constat en droit, à propos du jugement de légalité lato sensu. Celui-ci constitue en effet, dans sa forme la plus pure, un jugement de valeur oscillant entre un pôle positif (« légalité » / « constitutionnalité ») et un pôle négatif (« illégalité » / « inconstitutionnalité »). Il s’agit alors d’apprécier la façon dont le jugement de légalité s’exprime et comment se dessine précisément son rapport à la valeur et à la non-valeur. Dans la mise en œuvre de cet exercice, il peut être intéressant de tenir compte des différentes déclinaisons « institutionnelles » du jugement de légalité selon qu’il est le fait du constituant, du législateur ou du juge.
APPLICATION :
- Alinéa 6 et 7 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 :
– Al. 6 : « Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix ».
– Al. 7 : « Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le règlementent ».
La défense des intérêts professionnels constitue une valeur positive, reconnue comme telle et consacrée par l’ordre juridique français.
La défense des intérêts professionnels (valeur positive) vaut avant tout par opposition à la non-défense des intérêts professionnels (valeur négative). Elle est, en quelque sorte, meilleure, que la non-défense des intérêts professionnels. Elle vaut davantage. Cette valeur positive justifiait que le constituant français de 1946 l’inscrive dans la constitution.
- Article 26 loi n° 186 du 8 août 1974 relative à la radiodiffusion et à la télévision :
– « En cas de cessation concertée du travail, la continuité des éléments du service nécessaires à l’accomplissement des missions définies à l’article 1er doit être assurée par l’établissement public de diffusion et par les sociétés nationales de programme. Le président de chaque organisme désigne les catégories de personnel ou les agents qui doivent demeurer en fonction ».
L’encadrement du droit de grève dans les services publics, et notamment dans le service public de la radiodiffusion et de la télédiffusion se présente comme une exception ponctuelle, limitée, à la reconnaissance de la défense des intérêts professionnels par la grève (valeur positive). Au regard du cadre constitutionnel précédent (exemple 1), elle se présente comme une non-valeur, pourtant pleinement effective puisque dotée d’un rang légal.
De par sa seule légalité, cette « non-valeur » est alors susceptible de revêtir une certaine forme de positivité. La non-défense des intérêts professionnels, au cas particulier du service public, ne constitue pas simplement le manque ou le perte de la valeur « défense des intérêts professionnels » mais justement la volonté de ce manque. Par conséquent, il s’agit bien d’une « non-valeur » relative.
- Conseil constitutionnel, décision n° 79-105 DC du 25 juillet 1979, Loi modifiant les dispositions de la loi n° 74-696 du 7 août 1974 relatives à la continuité du service public de la radio et de la télévision en cas de cessation concertée du travail, cons. 1 et 2 :
– « Considérant que, notamment en ce qui concerne les services publics, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour effet de faire obstacle au pouvoir du législateur d’apporter à ce droit les limitations nécessaires en vue d’assurer la continuité du service public qui, tout comme le droit de grève, a le caractère d’un principe de valeur constitutionnelle ; que ces limitations peuvent aller jusqu’à l’interdiction du droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l’interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays »
– « Considérant que les dispositions contenues au paragraphe I de l’article 26 de la loi du 7 août 1974, tel qu’il est modifié par la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel, se bornent à réglementer les conditions dans lesquelles doit être déposé le préavis de grève ; que ce texte n’est contraire à aucune disposition de la Constitution ni à aucun principe de valeur constitutionnelle ».
Le juge constitutionnel refuse de considérer que cette « non-valeur », sur le plan logique, constitue également une « non-valeur » sur le plan juridique c’est-à-dire, une illégalité. Il faut peut-être y voir la conséquence du constat précédent, à savoir qu’il ne s’agit que d’une « non-valeur » relative. Le juge constitutionnel estime, au contraire, que le législateur a opéré une juste conciliation entre la valeur positive « défense des intérêts professionnels » et la valeur négative « la non-défense des intérêts professionnels par la grève ».
4.- Une valeur et une non-valeur oudropienne : le principe de bienveillance (dégagée avec des pincettes dans la contrainte de l’invention de principe) connait-il des exceptions légales de malveillance ? Il ne le semble pas car sans doute le principe de bienveillance reste purement moral. Mais le principe de sobriété appliqué notamment à l’énergie qui est davantage attesté en droit (voir la contrainte de la création de concept juridique) connait-il une exception légale d’excès ? Tout excès de pouvoir ou de vitesse paraît condamné par le droit.
COMMENTAIRE
Est-il vrai que toute proposition de valeur suppose une non-valeur ? Pas exactement. Ce constat se vérifie uniquement sur le plan qualitatif de la valeur et, de façon partielle. L’opposition entre les pôles de la valeur est une opposition qualitative qui implique une rupture franche, matérielle, entre, par exemple, la valeur (positive) « défense des intérêts professionnels » et la valeur (négative) « non-défense des intérêts professionnels », de la même façon que l’on constate une rupture franche, une différence de sensation entre d’autres couples de contraires comme le bonheur et le malheur, la joie et la tristesse, le bien et le mal.
L’ordre juridique permet ainsi la reconnaissance de valeurs antithétiques c’est-à-dire qu’il autorise la reconnaissance « simultanée » d’une valeur et de sa non-valeur. Dans ces conditions, la tyrannie des valeurs est à relativiser. Elle se fondait sur la crainte de la négation de la « non-valeur ». Force est de constater, pourtant, que l’ordre juridique français reconnaît des « non-valeurs » auxquelles il confère le rang de droit positif.
La valeur (positive) de légalité intègre bien souvent, en son sein, la valeur (négative) de l’illégalité afin de la neutraliser. L’ordre juridique permet la défense des intérêts professionnels par la grève sauf dans les cas où il l’interdit expressément par la loi. Toutefois, cette intégration ne constitue pas une éviction, bien au contraire. Dans l’ordre juridique, la non-valeur ne constitue pas simplement le manque ou la perte de la valeur mais justement la volonté de ce manque[4]. Il s’agit bien alors, en tout état de cause, d’une « non-valeur » relative. Cette relativité de la « non-valeur » explique alors qu’elle puisse revêtir, en dépit de sa nature de « non-valeur » une forme de positivité.
On constate ainsi que l’ordre juridique, qui trouve sa raison d’être dans la valeur positive de légalité attribuée aux objets qui le composent, intègre son pendant, la valeur négative de l’illégalité. Rien d’étonnant à cela, puisque cette prise en compte constitue le moteur du « devoir-être » juridique. En effet, si le droit doit être, c’est toujours parce qu’il vaut mieux qu’il en soit ainsi. Cette considération suppose du législateur qu’il ait envisagé l’hypothèse où la proposition juridique n’est pas pour apprécier celle dans laquelle la proposition juridique est.
On note que le jugement de valeur rendu par le juge diffère totalement du jugement de valeur du législateur. Le juge n’a pas vocation à définir les deux pôles de la valeur et à en privilégier l’un au détriment de l’autre. Au contraire, doit-il toujours s’attacher à positionner un objet c’est-à-dire un acte, une règle ou un comportement sur l’échelle continue qui s’étend entre les deux pôles de la valeur positive (la légalité) et de la valeur négative (l’illégalité). De la sorte, le juge n’opère pas sur un mode qualitatif, à la différence du législateur qui détermine la valeur, la non-valeur et choisit éventuellement d’intégrer celle-ci à celle-là, mais opère, au contraire, sur un mode bien plus quantitatif. Il appartient au juge de déterminer, la quantité de valeur que l’objet dont il est saisi peut recevoir. L’objet sera toujours plus ou moins légal, plus ou moins illégal. Dans notre exemple, la « non-défense » des intérêts professionnels par la grève sera plutôt légale donc chargée d’une valeur plutôt positive si elle permet la continuité du service public.
Le jugement de valeur du législateur opère sur le mode qualitatif de la valeur et lui permet de supposer des contraires qu’il mobilise, qu’ils s’excluent l’un l’autre, sauf à ce que le législateur en décide autrement. C’est l’idée qu’une règle de droit vaut seule, indépendamment de toute autre règle contradictoire sauf mention expresse et contraire. En somme, le jugement de valeur du juge opère davantage sur le mode quantitatif de la valeur qui lui permet d’apprécier si chaque objet exprime une forme de croissance ou de diminution par rapport à la valeur de légalité. Cette contrainte permet d’approfondir les contraintes de l’invention de principe et de concept juridique fondé sur des valeurs en recherchant leur non-valeur (bienveillance/malveillance ; sobriété/excès).
[1] V. Supra, « Contrainte de l’évaluation (1) ».
[2] Louis Lavelle, Traité des valeurs, T. I, Éd. PUF, Coll. Dito, 2ème éd., 1991, p. 234 et s.
[3] Karl Schmitt, Die tyrannei der werte, [1959], tr. fr. J.-L. Schlegel, La tyrannie des valeurs ou le chemin de l’enfer est pavé de valeurs, réimp. in Société, droit et religion, vol. 5, n°1, 2015, p. 21-32, notamment p. 27.
[4] Louis Lavelle, Traité des valeurs, T. I, op. cit., p. 234 et s.